mardi 2 mai 2017

DE HOLLYWOOD A WASHINGTON 4 - LA BATAILLE DE MIDWAY



« Dans la vie politique américaine, il y a peu de routes aussi fréquentées que celle qui mène de Washington à Hollywood, de la capitale du pouvoir à celle du glamour » écrit le journaliste Ronald Brownstein en 1992. Depuis des années, ces connexions sont étudiées, mises à jour, et de nombreux journalistes se sont interrogés sur les liens qui unissent le pouvoir militaire à l’usine à rêve. Entre censure et propagande, l’influence du Pentagone sur une partie du cinéma américain est un secret de polichinelle… Des œuvres qui vont naturellement dans le sens de l’armée à celles qui tentent de la remettre en question, entre compromis et négociations, Hollywood semble avoir cédé énormément aux idéologues de Washington au nom du profit et de l’efficacité. AAARG! revient sur la liaison contre nature qui unit le cinéma et l’armée, leurs motivations ainsi que les conséquences de tels rapports.

De Hollywood à Washington
La Bataille de Midway

Durant la Seconde Guerre mondiale, les gouvernements américain et anglais ont engagé plus de six cents cameramen chargés de filmer le conflit aux quatre coins du monde. Certains ont ramené des milliers de kilomètres de pellicule, mais d’autres ne revinrent jamais. C’est à ce prix que les images de cette guerre furent immortalisées, toujours sous le contrôle des gars de l’Office of War Information (OWI). George Stevens a suivi l’avancée des Alliés en Europe jusqu’à la découverte des camps de concentration. Il ne s’en est jamais remis. Alors qu’il voulait tourner une biographie en l’honneur du Duce à la fin des années 30, Frank Capra va réaliser Pourquoi nous combattons : une suite de sept films chargés d’expliquer l’idéal démocratique aux soldats partant le défendre. John Huston tourne deux chefs-d’œuvre. Le premier, La Bataille de San Pietro, est le pendant documentaire des Forçats de la Gloire de Wellman. Terriblement dur, le film confronte l’importance stratégique de l’engagement à son coût humain, capturé à hauteur de soldat. Sans pitié, Huston filme les sacs qui emmènent les corps et s’attarde, en gros plans, sur les visages des victimes. Jugeant le film bien trop démoralisant, les autorités militaires s’opposent à la sortie même si pour le général Marshall, qui prend fait et cause pour Huston, il serait très utile car « la représentation de la mort devrait pousser nos recrues à prendre leur entraînement plus au sérieux ! » Controversé, La Bataille de San Pietro dut attendre la fin de la guerre pour être montré au public… À cette époque, l’OWI commande à Huston un documentaire sur un hôpital chargé de prendre soin de soldats souffrant de stress post-traumatique. Des séquelles psychologiques encore très mal connues que le film, Let There Be Light, va tenter d’analyser pour les spectateurs. Mais le résultat est trempé d’un tel désespoir que le film est jugé scandaleux et l’armée l’enterre jusqu’à ce qu’en 1981 il tombe dans le domaine public et soit présenté en grandes pompes au festival de Cannes. 


Lorsque l’état de guerre est déclaré, montrer les combats et leurs conséquences est une chose particulièrement délicate et forcément, tous ces réalisateurs ont connu des démêlés avec la censure ou, au moins, ont vu leur travail amputé, trafiqué ou tordu par les censeurs de l’OWI. L’armée cherche à garder un contrôle total sur le matériel tourné car elle considère ces films comme de véritables armes de guerre et leur contenu est jugé particulièrement sensible. C’est dans ce contexte que John Ford va tourner et monter l’un des documentaires les plus célèbres de la guerre : La Bataille de Midway. L’histoire de ce film est un exemple édifiant que la volonté de faire une œuvre de propagande chargée d’émouvoir le peuple américain n’est pas forcément l’assurance d’une collaboration classique et facilitée avec les autorités. 

À la fin des années 30, John Ford, alors réserviste de l’US Navy, commence à réunir autour de lui des cameramen expérimentés comme Gregg Toland, qui vient tout juste de filmer Citizen Kane. Ford est persuadé que l’Amérique va entrer en guerre, alors il prépare son unité à partir au front. En octobre 1941, son groupe est officialisé et transféré à l’OCI (Office of the Coordinator of Information) qui devient l’OSS (Office of Strategic Service) l’année suivante. Au lendemain de l’attaque sur Pearl Harbour, l’équipe de Ford, la Field Photographic Branch, est rendue opérationnelle. Elle sera chargée de produire des documentaires aussi divers que la mise en place des défenses au Panama et en Islande, le premier convoi transatlantique en direction de l’Europe ou le drame de Pearl Harbour. Particulièrement bien préparée, l’unité jouit, contrairement à ses homologues d’autres corps, d’une indépendance quasi totale. Alors que Capra doit justifier ses choix face à une foule d’interlocuteurs, Ford ne répond qu’au chef de l’OSS, le général « Wild Bill » Donovan, qui lui laisse champ libre pour opérer à sa guise. Avec le temps, la Field Photographic Branch bénéficiera d’un budget confortable d’un million de dollars par an et verra son champ d’action s’étendre. Des cameramen opéreront derrière les lignes ennemies, en Birmanie ou en Chine, et ils seront avec les troupes qui débarqueront en Normandie avant de suivre leurs avancées sur le terrain européen.




Au mois de mai 1942, alors que la Navy peine à reconstituer ses forces et accumule les retraites catastrophiques depuis des mois, l’Amiral Chester Nimitz, commandant en chef de la flotte des États-Unis dans le Pacifique, convoque John Ford. Il a une mission secrète pour lui, il ne peut pas lui dire ce dont il s’agit mais le réalisateur a l’assurance que la mission présente un danger réel. Ford se porte volontaire sur le champ et, sans en savoir plus, s’envole aussitôt pour Pearl Harbour. Il a demandé à ce qu’un de ses assistants, Jack McKenzie, l’accompagne. Ils embarquent ensemble à bord d’une vedette qui prend rapidement le large et au bout de quelques heures, ils rejoignent un convoi et s’enfoncent tous ensemble dans le Pacifique. Après quelques jours, ils arrivent sur l’atoll de Midway, au beau milieu du Pacifique Nord. Ford et McKenzie pensent alors qu’on attend d’eux qu’ils tournent un film sur la vie paisible de ces soldats, gardiens de l’ultime avant-poste dressé face au Japon.

Le 2 juin, les autorités militaires révèlent à Ford le but de sa mission : depuis le mois d’avril, la Navy a réussi à craquer le code secret des communications japonaises et a ainsi découvert qu’Hideki Tojo, le général de l’armée impériale, a prévu d’attaquer l’atoll le 4 juin. Patrouilleurs, avions, porte-avions et destroyers sont en alerte, tout le staff de la Navy se prépare à l’offensive, monte des barricades et renforce les défenses. L’État-major espère que la contre-attaque scellera la première victoire décisive de la guerre. En attendant, frappé par le calme des soldats et l’atmosphère idyllique de l’endroit, Ford a du mal à croire à l’imminence de l’attaque. Le capitaine Cyril Simad lui ordonne de se positionner sur le toit de la centrale électrique de l’île Est, un poste d’observation idéal, surplombant la base. Simad lui explique qu’il se moque de sa mission : « Oubliez les images que vous avez à faire, ce que je veux, c’est un compte rendu précis du bombardement ! » Très tôt le matin du 4, Ford et McKenzie sont en position avec leurs caméras 16 mm braquées sur l’horizon. 6h30, le soleil est levé depuis trois quart d’heure lorsqu’un vent rugissant se lève à l’ouest. C’est la première formation ennemie, composée de dizaines de Zéro japonais. Les avions fondent rapidement sur l’atoll et lancent l’attaque provoquant un maelstrom d’explosions, entraînant un vent brûlant de terreur. Ford est à la caméra pendant que McKenzie est au téléphone et fait le compte des bombes larguées et des avions abattus. Des Zéro quittent les cieux pour venir pratiquement caresser l’aérodrome et Ford les voit larguer leurs bombes sur un avion en bois et un réservoir vide, des leurres destinés à détourner les bombes ennemies des véritables objectifs. « Les avions ont commencé à tomber, les nôtres, beaucoup de Japonais raconte Ford, un Zéro a plongé pour lâcher ses bombes, il a tenté de se redresser mais s’est écrasé au sol ». Pour McKenzie, « les enfers se sont déchaînés au fur et à mesure que l’offensive s’intensifiait ». Au milieu de ce chaos, le bruit et la fureur déchirent la tranquillité paradisiaque de l’archipel et éventre littéralement ses plages. De ces entrailles béantes, de morbides colonnes de fumée noire s’élèvent, elles sont imposantes, intimident les nuages et effraient les avions. Les réservoirs de carburant et les châteaux d’eau, ballons fébriles qui s’arrachent du sol sur de frêles poutrelles, sont les cibles favorites des avions ennemis qui ne leur laissent aucune chance. 



Au cœur de la tempête, un Zéro se détache, il vole bas et se précipite directement vers le réalisateur et son assistant. Un grondement terrible passe quelques mètres au-dessus de leurs têtes avant qu’une déflagration ne fracasse l’espace autour d’eux. Une bombe vient d’exploser à quelques mètres, emportant une partie de la centrale. Le choc est terrible et Ford, balayé par le souffle, est percuté par les morceaux de béton qui volent en tous sens. Il lâche la caméra et s’écroule dans la poussière, inconscient. Il est 6h38, huit minutes seulement se sont écoulées depuis le début de l’attaque. McKenzie rampe vers l’échelle et se rue pour filmer le reste de l’action, les bâtiments détruits et l’hôpital dévoré par les flammes. Deux soldats volent au secours de Ford, l’emmenant à l’écart pour soigner son bras. Ils mettent le réalisateur en garde : « Ne vous approchez pas du toubib de la Navy, on va s’occuper de vous ! »
7h20, moins d’une heure après l’entrée en scène des Zéro japonais, la bataille s’achève. Entre 6h35 et 7h10, quatorze bombes furent larguées sur l’île Est. Ce qui s’appellera La Bataille de Midway va se prolonger les trois jours suivants et aboutira à la victoire totale de la flotte américaine. La déroute japonaise est telle qu’on peut sans se tromper voir dans cette réussite le cœur même de la future défaite du Japon impérial. Les USA ont perdu cent cinquante avions et trois cents hommes, mais l’armada japonaise a subi des pertes qui se chiffrent en milliers d’hommes et trois cents avions, vingt-huit bâtiments de guerre et quatre de ses six porte-avions ont été coulés ou endommagés. 



Choqué, Ford va mettre plusieurs jours à réaliser ce qui vient de se passer. Il est obsédé par ce dont il a été témoin… Des images reviennent sans cesse, comme celle de ce pilote s’éjectant de son appareil et pris pour cible alors que, pendu à son parachute, il gesticulait impuissant. « Les japonais montaient et descendaient, ils mitraillaient l’eau là où il était, ils ont même coulé son parachute. » Il est également bouleversé par le sort funeste de la Torpedo Squadron 8 dont les quinze avions furent abattus, ne laissant qu’un rescapé. Les jours qui suivent, Ford continue de filmer, suivant les recherches des disparus et enregistrant les funérailles offertes aux malheureux.
Puis il finit par s’embarquer pour Pearl Harbour. Là, il rencontre Marc Mitscher, le futur amiral de toute la flotte atlantique. Ce dernier est convaincu par les possibilités que le cinéma peut apporter à la Navy et décide d’offrir à Ford les images d’archives qu’il a fait tourner à bord du USS Hornet, le porte-avion qu’il commandait. John Ford récupère les images et avec ses huit boîtes de film 16 mm sous le bras, il prend un avion pour Honolulu, puis pour Los Angeles et finalement rejoint Washington D.C. Mal rasé, ébouriffé et le bras en écharpe, sa dégaine de vieux marloux revenant des combats fait une forte impression. Louella Parsons, surnommée la commère d’Hollywood, va célébrer sa bravoure et en faire un héros dans les colonnes de la presse de l’époque. Ford reçoit médailles et citations mais il relativisera ce qu’il vient de faire : « Comparé à ceux qui se battent, je suis un lâche, le courage c’est quelque chose, je ne sais pas, de très dur à trouver. Tout ce que je sais c’est que je ne suis pas courageux… » Une modestie qu’il piétinera pourtant quelques années plus tard lorsqu’il assurera à Peter Bogdanovich qu’il était seul pour tourner le film ou qu’il se répandra en détails et anecdotes fantaisistes afin d’enjoliver sa légende. Ford raconte ainsi que « l’avion volait si bas que j’ai pu voir le sourire sinistre du pilote » et assure qu’il a renvoyé son assistant afin de le protéger : « je lui ai dit qu’il était trop jeune pour mourir, alors je l’ai envoyé se cacher quelque part »… Lorsque la légende dépasse la fiction, il faudrait imprimer la légende paraît-il. Pourquoi pas, mais n’oublions pas qu’ici, cette légende s’imprime aux dépens des autres cameramen qui ne méritent pas que leurs noms soient oubliés. McKenzie interviendra ainsi plusieurs fois publiquement afin de rétablir la vérité et de rappeler que les scènes aériennes ont été filmées par le jeune Lieutenant Pier.
  
Robert Parrish

Mais pour l’instant, à peine rentré au pays, le temps est à l’urgence. Il donne rendez-vous à son ami Robert Parrish pour lui remettre les boîtes de film. Il sait que ce qu’il y a là est non seulement totalement inédit, mais surtout extrêmement sensible. Il charge Parrish de tirer de ces rushs un petit film de 20 minutes. Jusque-là, l’unité de Ford n’avait produit que des documentaires techniques pour les soldats (Comment opérer derrière les lignes ennemies, Comment interroger un prisonnier…), alors Parrish demande à Ford s’il souhaite un film qui résume de manière factuelle ce qui s’est passé pour les archives, ou s’il veut un film de propagande. « Qu’est-ce qu’un film de propagande ? » aurait répondu Ford. « Eh bien, est-ce pour le public ou est-ce pour l’OSS ? » Parrish rapporte dans son autobiographie la réponse de Ford : « C’est pour les mères d’Amérique, c’est pour qu’elles sachent que nous sommes en guerre, que nous nous sommes fait botter le cul pendant cinq mois mais que maintenant on commence à répondre ! » Ford emmène Parrish pour lui montrer les rushs dans une petite salle de projection et poste un garde armé devant la porte. Il pense qu’il ne faudra pas longtemps pour que la Navy commence à se poser des questions sur ce qu’il a tourné et ce qu’il fait de ces images, alors il explique à Parrish qu’il doit retourner aussi vite que possible à Los Angeles. « Lorsqu’on découvrira à Honolulu que j’ai escamoté le film, les censeurs de la Navy vont venir fouiner avec assez de détermination pour nous arracher le projet. Ils vont nous coller sept ou huit producteurs associés sans compter les gens des relations publiques… Les quatre corps d’armée vont commencer à se chamailler et tout ça va tellement s’embourber dans la paperasserie et les coups de cutters que nous ne verrons jamais rien, et les mères d’Amérique non plus ! Alors tu vas prendre le premier avion pour Hollywood et tu emmènes tout ça là-bas. Ne fais de rapport à personne, ne parle à personne, va chez ta mère et cache-toi jusqu’à ce que je te recontacte ! Ils vont bientôt être à mes basques et je veux pouvoir leur dire que je n’ai aucun film avec moi ! » Parrish objecte, tente de raisonner Ford et de le prévenir que la colère de la Navy risque d’être terrible. « Ça sera trop tard ! Nous aurons notre film ! De plus, ça n’est pas de mon ressort si un engagé a volé huit boîtes de film et a filé chez sa mère ! » Parrish, en salopette, n’a pas le temps de se changer qu’il est déjà en plein vol pour la côte Ouest. Il arrive chez sa mère et lui explique qu’il travaille sur un projet secret pour l’OSS. Sa mère se moque de lui : « Qu’est-ce que le SOS (sic) ferait de films de gars en salopettes ? » Deux ans plus tard, Robert Parrish retourne voir sa mère, « Qu’est devenu ce film en salopette que tu faisais pour le SOS ? » lui demande-t-elle…

Le lendemain, Parrish reçoit un coup de fil de Dudley Nichols, le scénariste de La Chevauchée fantastique. C’est un libéral, proche de Ford, et il raconte qu’il a été contacté par le réalisateur pour travailler sur son projet ultra secret. Parrish lui projette les quatre heures de rush dans une petite salle de projection de la vallée de San Fernando. Le lendemain, ils sont rejoints par Ford qui rappelle à Parrish d’être extrêmement prudent : « Si des gens de l’ONI (Office of Naval Intelligence) viennent fourrer leur nez dans le coin et posent des questions sur ce que tu fais, tu leur dis que ce ne sont pas leurs affaires. » « Et s’il s’agit d’officiers ? » répond Parrish. « Tu n’ouvres pas et tu les envoies se faire foutre ». Nichols abandonne alors le film sur lequel il travaille pour se consacrer à La Bataille de Midway. Pendant 48 heures ininterrompues, Parrish et l’ingénieur du son Phil Scott vont œuvrer sur un premier cut, enfermés dans une salle de montage gardée jour et nuit par un soldat armé, pendant que Nichols rédige une première narration. Ford va ensuite prendre contact avec un autre scénariste, James Kevin McGuinness, un réactionnaire à l’opposé de Nichols. McGuinness ne se laisse pas convaincre facilement mais Ford le titille, ironisant sur son boulot dans la publicité et le mettant au défi de faire quelque chose d’utile à l’effort de guerre. Ford appelle quelques acteurs, dont Henry Fonda et Jane Darwell, pour qu’ils viennent enregistrer la voix off sous sa conduite. Toujours en secret, il convoque ensuite Al Newman et lui donne une liste de morceaux de musique à monter sur le film. Enfin, Parrish doit récupérer le montage et l’amener à Washington, particulièrement inquiet d’avoir à se déplacer avec du matériel de haute confidentialité chapardé à la Navy alors qu’il n’a aucun ordre officiel ! « Si je me fais attraper, je vais aller pourrir dans une prison de Chavez Ravine et les mères d’Amérique seront bien déçues ! Surtout la mienne ! » Car le bruit qu’un type bosse sur un film secret commence à se répandre et des agents de l’ONI s’apprêtent à enquêter sur l’officier en charge de cette affaire. Pour Ford, c’est simple, il n’y a personne d’autre que Parrish sur ce coup, et comme Parrish n’a pas d’ordre, il n’y a pas d’officier en charge, et donc pas de projet. Parrish apprend que l’ONI est sur le point de débarquer chez lui alors il se précipite à l’aéroport et prend sur le champ un avion pour Washington afin de livrer le film à Ford. Parce qu’il anticipe les susceptibilités de chacun, Ford demande à Parrish de mesurer la pellicule consacrée à chaque corps d’armée. L’équilibre est presque parfait mais il manque un mètre et demi aux marines. Il se saisit alors d’une paire de ciseaux et coupe un plan montrant en gros plan le fils du Président, le major James Roosevelt du corps des marines, et l’incorpore au film. Ford, La Bataille de Midway sous le bras, va le soir même projeter le film à la Maison Blanche.

Il se raconte que pendant la projection, Roosevelt aurait parlé et fait des commentaires jusqu’à ce qu’apparaisse le plan de son fils, laissant alors le film s’achever dans un silence pesant, uniquement secoué par les sanglots de Mrs Roosevelt. Le président se serait ensuite levé et se serait tourné vers ses conseillers pour s’exclamer : « Je veux que toutes les mères d’Amérique voient ce film ! » Parrish emmène donc le négatif aux laboratoires Technicolor et le film d’une durée finale de 18 minutes est tiré à plus de 500 copies qui vont être distribuées par la 20th Century Fox. La Bataille de Midway envahit les salles le 14 septembre 1942 et remporte l’Oscar du meilleur film documentaire l’année suivante.


Depuis des mois, l’Amérique accumule les récits de résistance héroïque de ses troupes tenant jusqu’au bout des îles finalement submergées les unes après les autres par les forces japonaises. Il fallait s’accrocher, arracher le plus de temps possible à la Navy afin de lui permettre de rebâtir sa flotte. Alors l’idée de Ford n’est donc pas de créer un film technique relatant une bataille qui, de toute façon, lui a globalement échappée. Parce que si la bataille a bien balayé l’atoll de Midway, le véritable combat s’est déroulé loin des plages de l’île Est, il s’est éparpillé au large, grouillant dans les airs et suivant le sillage des lourds vaisseaux de guerre. La volonté de Ford est donc de créer un récit qui puisse toucher l’Amérique. Un film dont la poésie irait droit au cœur des fameuses mères américaines et qui leur expliquerait le sens des sacrifices exigés. Probablement secoué au point de vouloir que l’audience partage l’intimité qu’il a pu avoir avec ces hommes, Ford utilise une narration qui s’adresse directement au spectateur. Appuyé par la voix off, le carton d’introduction rappelle que toutes les images sont réelles et tout est fait pour que le spectateur soit plongé au cœur de l’engagement. Pour la première fois dans l’histoire du cinéma américain, l’explosion d’une bombe a été saisie sur film de manière stupéfiante. La pellicule est sortie de son guide et on peut voir le film sauter sur l’écran. Le sujet contamine le support comme si le terrible souffle de la bombe voulait s’imposer au spectateur. La Bataille de Midway cherche ainsi à faire participer son audience au combat jusqu’à une conclusion qui évite le triomphalisme pour laisser place à une certaine amertume. Mais la mélancolie qui s’échappe de ces images qui invitent les Américains à être témoins des recherches puis des services funéraires ne doit pas laisser de doute, La Bataille de Midway est un film qui célèbre la volonté que le peuple doit mobiliser. Midway a beau être une éclatante victoire, il ne s’agit pourtant que d’un épisode d’une bataille bien plus vaste, une bataille dont l’issue reposera sur cette volonté. L’Amérique et ses mères doivent comprendre le sens de cet engagement et si Midway, « le jardin de l’Amérique », est sauf, il s’agit maintenant d’aller arpenter le chemin qui mène à la victoire.

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